Conversation avec Zhenya Machneva

27.02.2020
Conversation avec Zhenya Machneva — Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois

Zhenya Machneva portant son pull de la collection POIL par The Drawer, Février 2020

Pour cette exposition, tu as créé une toute nouvelle série d’œuvres inspirées des paysages industriels soviétiques. Tout d’abord, peux-tu expliquer la genèse de ton affection pour ces environnements désolés ?

J’aime l’esthétique de ces lieux. Ils ont une espèce de solitude et de tristesse qui me plaît. Je visite toujours ces usines seule, comme un rituel. Et parfois, j’ai l’impression de ne plus être vraiment seule, car ces machines inertes prennent littéralement vie dans mon imaginaire.

Je prends beaucoup de photos quand j’y suis. Puis, quand je travaille sur mes dessins et mon métier à tisser par la suite, j’essaie de donner vie à ces machines. Les gens peuvent voir des motifs zoomorphes et anthropomorphes dans mes tapisseries et pour moi c’est aussi une expérience sur et avec la nature humaine.

Ces visages et ces formes anthropomorphes t’apparaissent-ils déjà lorsque tu visites ces lieux abandonnés ?

Bien sûr, la plupart du temps, quand je visite ces endroits, je vois quelque chose et je sais immédiatement quel sera mon sujet. Parfois, je parcours mes documents de recherche et mes croquis, puis je décide de ce que je vais tisser. La technique de la tapisserie a besoin de beaucoup de temps et je sais que je n’aurai jamais assez de temps dans ma vie pour tisser tout ce que je veux.

Tu parles de la tristesse et de la solitude de ces lieux, et pourtant, tes œuvres sont incroyablement colorées…

Je pense que cela vient du bonheur que je ressens quand je vois quelque chose que j’aime. Je dois probablement quelque chose de psychanalytique là-dessous (rires). Je collectionne des couleurs tout le temps. Des couleurs de partout, des arbres, de la nature, du ciel… Par exemple, pour Totem, dans la vie réelle, cette machine n’est pas bleue et rose mais vert foncé et plutôt sale. Mais j’aime associer les couleurs de la nature à ces machines dans mes œuvres. Pour Totem, je me suis par exemple inspirée de la graduation du ciel.

Est-ce une manière de garder des traces du passé, un souvenir de ton patrimoine ?

Toutes ces machines et usines sont les vestiges d’un rêve brisé. Mais avec mon travail, je prends une certaine distance avec tout cela car je ne suis pas du tout nostalgique, je ne parle pas de cette période comme on peut l’imaginer. Ma première rencontre avec ces machines a eu lieu dans l’usine où mon grand-père travaille depuis quarante ans et quand je l’ai découverte, j’ai pensé « Ouaou ! Toutes ces machines sont déjà des sculptures ! ».

Pour ce projet Réminiscences, j’ai essayé de sortir de l’histoire et de jouer avec les significations, avec les objets, pour laisser aux gens la liberté d’imaginer ce qu’ils veulent par eux-mêmes.

Quel âge avais-tu lorsque tu as visité cette usine pour la première fois ?

Oh, ce n’est pas si vieux, je pense que c’était en 2011 ou 2012 et après cela j’ai fait ma première série de détails réalistes sur certaines machines.

Et en utilisant ces vieilles machines, est-ce une façon de rêver à l’avenir ?

Pour moi, c’est une transformation de ces objets pour leur donner une nouvelle vie.

Es-tu sensible à l’obsolescence des objets et aux problèmes environnementaux dont on parle aujourd’hui ?

C’est une question difficile parce que vous ne savez jamais où vous en êtes sur ces sujets-là. Je pense que j’ai choisi la tapisserie parce que c’était un moyen de garder cela vivant, et peut-être que cela peut inspirer les gens à en faire aussi davantage avec leurs propres mains. Les machines sont partout et pour moi ce n’est pas un mal, je ne mène pas une vie de recluse, et je n’ai pas construit ma maison moi-même dans la forêt. Mais si nous pouvions continuer à faire des choses avec nos mains, une partie de notre vie pourrait être plus créative. Dès lors, vous n’êtes pas seulement un consommateur, vous êtes aussi un créateur.

Qu’est-ce qui t’as amenée à la technique de la tapisserie au départ ?

Je suis tombée amoureuse de cette technique à l’Académie des Arts de Saint-Pétersbourg. J’ai obtenu mon diplôme au département textile et nous avons suivi un cours sur la tapisserie. Je sentais que les tapisseries pouvaient parler comme des peintures, pas seulement de manière décorative. Comme une peintre, je fais toutes mes tapisseries moi-même et cela a du sens car c’est un processus d’improvisation. Je n’ai jamais de croquis en couleur sur lequel je peux compter et je ne pourrais expliquer à aucun assistant quoi faire parce que c’est un processus instinctif.

Ma façon de travailler est assez différente de la tradition tapissière car historiquement il y avait plusieurs étapes de production. La première était le dessin de l’artiste, ensuite, il était reproduit par des tisserands. C’était un art décoratif réalisé par différentes personnes. J’ai vu beaucoup de tapisseries et je sais par exemple qu’à Aubusson il y a vraiment des pièces incroyables et monumentales. J’adore les regarder mais en tant qu’artiste, je préfère les faire moi-même.

Bien sûr, on peut aussi parler des tapisseries de Picasso, Fernand Léger, Le Corbusier mais c’est assez différent car c’était aussi des pièces de design et de décoration intérieure.
Mes tapisseries ont une autre dimension.

Inclure des tapisseries dans le monde de l’art, est-ce une revanche de la séparation entre l’art décoratif et le « High Art » ?

D’une certaine manière, je détruis les stéréotypes disant que la tapisserie appartient à l’artisanat, comme la céramique par exemple. Si vous ressentez votre médium, vous devez continuer dans cette voie, peu importe ce que les gens pensent. Je sais que je peux m’exprimer à travers la tapisserie, donc je garderai cette technique aussi longtemps que je me sentirai à l’aise avec elle.

On peut entrevoir une conscience rebelle dans ton travail. Tu parles de cette ère soviétique, où tout le monde était censé être plus rapide, meilleur, et tu choisis la technique qui est probablement la plus laborieuse, la plus lente… D’une certaine manière, c’est un paradoxe.

Bien sûr, c’est exactement le contraire non seulement de l’ère soviétique mais c’est aussi une confrontation avec notre époque actuelle. Avec les nouvelles technologies, tout va vite, il est facile d’appeler quelqu’un où que vous soyez, de reproduire à l’identique, il vous suffit d’appuyer sur le bouton et vous pouvez avoir beaucoup de choses.

Je ne dis pas que la technologie est mauvaise mais je pense que cela ne pousse pas les gens à la réflexion la plupart du temps. Ils vont trop vite, et ils ne comprennent probablement pas pourquoi ils vivent dans ce monde, finalement. Quand j’ai rencontré la technique de la tapisserie, je suis tombée amoureuse de son rapport au temps. Cela me donne de précieux moments pour réfléchir à ces choses.

Tu veux dire que lorsque tu tisses, tu médites ?

Oui, pour moi, c’est une sorte de méditation. Peut-être parce que je peux travailler sans aucun son. Et parfois je m’aperçois après deux ou trois heures de travail à l’atelier que je suis dans un silence complet.
C’est un moment durant lequel je pense à la vie, aux projets futurs et à beaucoup d’autres choses.
Mais quand vient le temps de choisir les couleurs, ma concentration prend le dessus et je suis entièrement captivée.

Dans cette exposition, certaines de tes tapisseries deviennent sculpturales, est-ce une nouvelle direction dans ton travail ?

C’est pour moi une façon d’aller plus loin avec la tapisserie. C’est une approche expérimentale très intéressante. C’est inhabituel, mais le textile peut avoir une troisième dimension et je pense que c’est un bon moyen de le transformer en quelque chose de nouveau. Pour Réminiscences et l’idée de motifs zoomorphes et anthropomorphes, c’était une étape naturelle.

Je collectionne différents objets en métal, j’ai quelques pièces de mobilier et à l’avenir, j’aimerais aussi introduire ces objets dans mes tapisseries.

En parallèle des tapisseries, tu dévoiles une série de très beaux dessins. S’agit-il de croquis préparatoires ?

C’est la première fois que j’expose mes tapisseries et mes dessins ensemble et j’en suis très heureuse. Les dessins sont très importants dans mon processus créatif. Tout d’abord, je prends des photos et après, chez moi ou à mon atelier, je commence à dessiner. C’est une façon de comprendre ce que je vais faire.

Nous n’avons pas encore parlé des œuvres Totem et Shell. Ces deux œuvres extraordinaires sont composées de différentes parties, qui peuvent être assemblées différemment.

Oui, c’est la première fois que j’utilise cette méthode et ce sont les machines qui me l’ont inspirée. Cela m’éloigne également de la tapisserie classique à plusieurs égards.

Pourquoi est-il si important d’enchâsser et d’encadrer tes œuvres ?

Comme je l’ai dit, la tapisserie est mon médium et il ne s’agit pas de travaux décoratifs. Enchâsser et encadrer mes œuvres est une sorte de revendication, ma façon de dire « La tapisserie est une forme d’art à part entière ! ». Il est très important pour moi de créer des surfaces planes et droites car les structures des dessins initiaux sont vraiment claires. Si vous le suspendez, ce n’est à mon sens, pas fini. C’est ma façon de montrer mon travail. Je travaille depuis six ou sept mois et quand finalement je les encadre et les vois comme cela sur le mur, je peux alors considérer le travail accompli.

Prends-tu position contre certains stéréotypes à travers ton travail ? En étant une jeune femme russe, en tissant des paysages industriels… On pourrait entrevoir un certain féminisme dans tes œuvres. Est-ce le cas ?

Un jour, j’ai eu une merveilleuse réaction d’une femme qui en voyant mes œuvres s’est exclamée « Ton travail est vraiment féministe ! ». Ce n’est pas mon objectif principal. Je suis une femme et c’est normal de lire une sorte de féminisme dans mon œuvre mais lutter contre n’est pas ma première intention, je ne me proclame pas clairement comme étant une artiste féministe.

Dirais-tu la même chose de la politique ? Compte tenu de tes thèmes de prédilection et de ce qui s’est passé dans ton propre pays au siècle dernier…

Nous sommes tous dans un système politique, il est donc bien sûr impossible de vivre sans politique. Une partie de ma famille était sous la répression et ils ont été tués par le système soviétique. Je ne veux donc pas parler de politique. De plus, je suis une personne vraiment pacifique. Je pense que je me bats silencieusement.

Le présent vaut mieux que le passé ?

Je suis une personne optimiste et heureuse, je ne veux pas être nostalgique. Je pense que nous devons nous concentrer sur le présent et rêver de l’avenir.


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